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Océane Juvin - 12 janvier 2021

Océane Juvin est une créatrice aux multiples facettes qui cherche toujours à surprendre : designer graphique mais pas seulement, typographe mais pas créatrice de police de caractère pour autant, elle est force de proposition et son travail est une véritable source d'inspiration. Très accessible et ouverte à la discussion, elle partage son expérience avec plaisir alors même qu'elle continue d'apprendre.

Comment as-tu choisi de t’orienter dans le Design Graphique ?

Alors ça va un peu faire « storytelling » mais depuis toute petite je dessine : j’adorais ça et j’ai toujours suivi des cours de dessin de manière intense. Jusqu’au lycée, je ne savais pas ce qu’était le design, je ne connaissais que le dessin et je savais que ça pouvait être la base de pleins de pratiques mais à ce stade, je ne me projetais pas du tout dedans, c’était un loisir pour moi. Je suivais les ateliers du Carrousel du Louvre (ce sont des ateliers de dessin que tu peux suivre à côté de tes études ou du lycée) qui proposaient un cycle pour se préparer à des études artistiques. C’est là que j’ai découvert le graphisme avec les carnets d’exposition et d’histoire de l’art : j’adorais en remplir et c'est une intervenante qui s’occupait de mon orientation qui m’a encouragée à poursuivre des études de Design Graphique. Elle m’a vraiment accompagnée, elle a même proposé de voir mes parents pour leur parler de cette idée, alors que moi j'étais formatée à l'idée de suivre une classe préparatoire scientifique par la suite (je distinguais vraiment cursus général et passion). C'est une visite à la galerie Anatome (ancien lieu d'exposition du graphisme à Paris) qui m'a ouvert les yeux. Y était exposé le travail de Pierre Di Sciullo, qui m’a donné envie de faire de la typographie, notamment par sa manière de jouer avec les lettres. C'est cette découverte d'une approche intuitive et sensible de la typographie qui m’a poussée à m’intéresser à ce médium. À l’époque, j’ai découvert qu’il existait un DSAA Design typographique à Estienne donc je l’ai gardé en tête pour plus tard, tout en sachant que je voulais d'abord commencer par en apprendre plus sur le design et la pratique de designer. J’ai donc commencé par la CPGE à Duperré.

Aujourd’hui tu fais un peu de didactique visuelle : qu’est-ce qui t’a attiré dans ce domaine plus spécifique ?

En sortant de mon DSAA typo, je ne me voyais pas travailler directement après : j’envisageais une formation postérieure qui me permettrait de me lancer plus sereinement dans la vie professionnelle et j’avais beaucoup réfléchi aux formations de didactique. J’hésitais à faire un deuxième DSAA à Estienne en Illustration Scientifique, notamment parce que j’avais mon amie Marianne Tricot qui y était (et avec qui j’ai créé la maison d’auto-édition Monocyte éditions) ou candidater à la HEAR en didactique visuelle. En effet, ce qui me plaisait le plus dans ma démarche de travail en tant que designer graphique c’était de donner à comprendre des choses et rendre lisible des concepts, bien plus que créer une forme originale pour identifier un évènement ou une structure. Ce qui a été déterminant pour moi à nouveau, c’est la tenue de carnets et la démarche de recherche que j’ai pu poussé en CPGE et en deuxième année de DSAA typo (puisque notre mémoire reposait sur la recherche). J’avais suivi une filière scientifique au lycée et je ressentais un manque des mathématiques, qui était un domaine dans lequel je me retrouvais bien : j’étais donc friande de sujets scientifiques et c’est le besoin d’exploiter ce côté là, mais aussi l’envie de travailler sur plein de sujets différents et de rencontrer plein de gens différents qui m’ont confortée dans mon envie de poursuivre dans cette voie. J’étais aussi très intéressée par la visualisation de données à ce moment-là, et j’avais même regardé les formations d’ingénieur, notamment à Télécom-ParisTech qui proposent des master où designers et ingénieurs travaillent ensemble. Enfin bref, tous ces liens là m’intéressaient énormément et au final, j’ai fini par faire le master d’un an créé par les quatre grandes écoles d’arts appliqués de Paris (Boulle, Duperré, Estienne et ENSAAMA) qui permettait de compléter le DSAA et de poursuivre dans la recherche. J’ai pu faire un stage en visualisation de données où j’ai rencontré des gens et des structures qui travaillaient dans ce milieu puis j’ai enchaîné avec un stage au théâtre qui m’a amenée à créer ce livre appelé « Déconstruire le Décameron » dans lequel j’ai mis en place un système graphique qui accompagne la création d'une pièce de théâtre à partir de l'œuvre de Boccace écrite vers 1350 pendant la Peste. Ce roman, s'inspire de « Les Milles et Une Nuits » et se compose de 100 histoires qui sont racontées par 10 personnages pendant 10 jours (« décameron » veut d’ailleurs dire le livre des dix jours). C’est cette richesse narrative, le nombre des personnages et l'enchevêtrement des histoires qui m’a amenée à créer spontanément des pictogrammes qui ont par la suite été utilisés par la compagnie pour essayer de visualiser ces complexités et rendre l’appropriation de ce texte plus ludique. J’ai d’ailleurs rencontré Julien Bobroff en lui montrant un premier livre que j’avais fait au sujet de ce projet et c’est véritablement ce projet qui m’a amené à m’associer avec Marianne.

Je me retrouve énormément dans ton parcours notamment au niveau des sciences et cela entre vraiment en résonance avec les questions que je me pose pour plus tard. Ce qui m’amène d’ailleurs à ma prochaine question que je m’amuse à poser à chaque fois : comment est-ce que tu fais pour expliquer aux autres ce que tu fais comme métier ? J’ai toujours du mal personnellement à parvenir à rendre compte de l’étendue du Design Graphique.

Je te comprends parfaitement ! Lorsque j’étais en CPGE, j’ai étudié les usages du mot 《design》 et ce que voulait dire 《design industriel》 initialement. Aujourd’hui par exemple, on pense directement au Bauhaus alors que c’était il y a 100 ans et que pleins de choses se sont passées depuis, avec le design de Raymond Loewy dans le marketing par exemple. En graphisme finalement il y a tout ce qui touche le 2D, avec au départ des artistes qui réalisaient des affiches pour le théâtre ou le cinéma. Le typographe est plutôt de l’artisanat à la base et c'est lié aux métiers d’impression. Pierre Di Sciullo a d’ailleurs eu une manière particulière de se décrire il me semble (《graphiste hybride》) ; de même que Philippe Millot qui se dit 《dessinateur de livres》 : j’aime cette manière de s’approprier les mots. Moi, en connaissant l’histoire du design graphique je tiens à utiliser le mot « design » que ce soit pour « design graphique » ou « design typographique » parce que je trouve que ces domaines sont portés par ce mot là et son histoire, sa philosophie. Pendant un moment j’étais aussi attachée au mot « graphiste » parce que ça restait assez large et qu'il révélait plus la part de dessin mais lorsque je parlais de graphisme aux autres, je me suis rendue compte qu’il ne connaissaient pas ce métier ou une version réductrice et qu’ils me disaient souvent « ah tu travailles sur l’ordinateur ». Aussi, je pense que la création d’une carte de visite rentre dans la manière de se décrire et de se présenter au monde et j'ai fini par faire une carte avec des mots mêlés sur laquelle j’ai noté tout ce que je pouvais faire avec mes compétences. Elle fonctionne de plusieurs façons : soit je laisse les gens faire le jeu pour qu’ils trouvent eux-mêmes les mots, soit je pré-entoure certains mots pour qu’ils lisent ce que j’ai envie qu’ils sachent de moi et de mon travail. Je trouve que c’est une bonne manière de rendre compte de tout ce que je fais de différent, mon processus de travail, mes sujets… Comme j’ai un parcours qui est parti dans beaucoup de directions très différentes, j’essaie d’expliquer ce que je fais en m'adaptant au public auquel je m’adresse. Par exemple, lorsque j’ai postulé à l’ANRT j’ai montré des projets spécifiques au champ typographique. Ce que je fais depuis cette année, c’est que je montre souvent mon projet Typefesse et celui sur la physique quantique côte-à-côte pour montrer le grand écart qu’il peut y avoir entre mes projets et leur montrer la souplesse qui peut exister dans le métier de designer graphique. Le projet Typefesse de création typographique m’a énormément apporté car il m'a permis d'aborder beaucoup plus facilement mon travail avec mon entourage et de créer des dialogues intéressants et amusants : les personnes à qui je montre Typefesse prennent d'abord conscience qu’il s’agit de lettres en les déchiffrant mais pas seulement, grâce à leur dessin proche de la figuration (elles représentent des corps) puis elles commencent à réfléchir à comment j’ai pu les réaliser et à la quantité de travail que cela peut être pour que les lettres restent lisibles tout en restant des illustrations. Finalement, elles se rendent compte de ce que c’est que de dessiner des lettres car jusque-là, j'imagine que c’est trop abstrait pour elles : un A reste un A peu importe son dessin.

Tu me parlais de l’ANRT plus tôt, pourquoi avoir fait le choix de poursuivre là-bas ?

Eh bien, comme je te l’ai dit plus tôt, j’ai une tendance à intellectualiser et l’idée de me retrouver dans un contexte de recherche me plaisait bien : j’avais beaucoup aimé écrire mon mémoire en DSAA typographie et j’avais commencé à postuler pour l’ANRT en proposant comme projet le développement de celui que j’avais commencé sur les chiffres et puis je n’ai pas finalisé ma candidature car je ne me sentais pas prête. J’ai donc préféré faire le master inter-DSAA plus expérimental dans lequel j’ai d’ailleurs retrouvé des amis de la CPGE avec qui je souhaitais initier un travail collectif. Puis, au fil des stages, j’ai eu des premiers clients, et après deux ans et demi de travail en Freelance, je me suis rendue compte que je m’épuisais, il me manquait un rythme et j'avais besoin de changer d’air. C’est à ce moment-là que l’ANRT est re-devenu un sujet d'intérêt et j’ai fini par candidater avec un projet qui se précisait, avec Julien Bobroff comme partenaire. J’avais envie de retourner à la typographie et de donner une consistance à mon travail de didactique visuelle. J’ai passé pas mal de temps sur mon dossier de candidature et plus je le remplissais, plus je me persuadais de ce choix, et j'étais très contente de partir de Paris.

Pour ma prochaine question, je voulais savoir s’il y avait un ou une designer graphique qui t’inspirait en particulier ? Compte tenu de ce qu’on a dit plus tôt, tu vas peut-être me répondre Pierre Di Sciullo haha mais je te la pose quand même.

Haha effectivement, Pierre Di Sciullo me reste en mémoire et son travail m'a beaucoup marquée, j'ai du mal à être naturelle quand je le rencontre... Malgré tout, je trouve aujourd’hui que son style est attaché à une époque et il ne s’agit peut-être plus du travail que je regarde en priorité pour avancer dans ma pratique de graphiste et typographe. C'est sa démarche que j'apprécie le plus. Pour le dessin typographique, je trouve que le studio Storm type est très fort : la première police que j’ai achetée, Biblon, fait partie de leur catalogue. Sinon je pense à Sandrine Nugue dont je trouve le travail typographique intéressant : je me retrouve beaucoup dans ses principes créatifs et dans les formes de ses caractères, j’aime sa manière de dessiner des lettres. Évidemment, il y a Jochen Gerner aussi, qui m’inspire dans ma pratique de l'illustration et du dessin didactique. Et puis Otto Neurath et sa femme Marie Neurath, avec ISOTYPE et leur collection éditoriale à destination des enfants. Voilà seulement ceux à qui je pense là, il y en a sûrement pleins d'autres que j'oublie.

Est-ce que tu as un projet en tête que tu retiendrais parmi tous ceux que tu as pu faire, qu’il s’agisse d’un projet étudiant ou d’un projet pour un client ?

Je pense qu'un projet marquant dans ma pratique est celui que j'ai réalisé autour du Décameron pour le théâtre. J’ai pu réaliser ce projet lors d’un stage avec un metteur en scène qui était friand de travailler sur plusieurs formes pour ses spectacles, et notamment sur une forme graphique pour celui-ci. C’est ma meilleure amie scénographe qui a fait la liaison entre nous et tout s’est très bien passé : j’étais là en tant qu’accompagnatrice graphique et j’avais une place très libre. J’étais super intéressée par le travail en collectif au théâtre, alors qu'en Arts Appliqués j'avais appris à être indépendante et autonome. Professionnellement c'est primordial de savoir travailler en groupe et cela soulage de beaucoup de peines. À l'inverse de ce que j'ai vécu pendant ma formation, au théâtre rien ne naît si tu n’as pas d’équipe et tout projet se forme avec elle. Cela m'a beaucoup plu : je faisais partie d'un collectif de 20 personnes et cette expérience était très forte. J'ai l'impression de n'avoir jamais autant travaillé que pendant ces trois mois au sein de cette compagnie de théâtre. Ma pratique des carnets m’a d’ailleurs beaucoup aidée dans ce projet parce que je me suis rendue compte que cette œuvre littéraire pouvait être beaucoup plus simple à mettre en scène et interpréter si elle était synthétisée par des dessins. J'ai donc spontanément dessiné et ça a beaucoup intéressé le metteur en scène puis la costumière, les comédiens etc. Tout ce processus m’a permis de me rendre compte de comment je pouvais trouver ma place dans une équipe. Ça m'a donné de la force pour affirmer une pratique singulière en tant que designer graphique. Et c’est pour ça que je voulais poursuivre à l’ANRT cette démarche là, dans un cursus de recherche un peu plus important.

Pourquoi avoir choisi Behance pour médiatiser ton travail ?

Pendant mes études j’ai essayé plusieurs plate-formes différentes pour faire des sites : notamment Tumblr qui laissait la possibilité de coder (quand j’ai postulé pour le DSAA typographie j’ai postulé en même temps à côté pour des DSAA qui étaient plus orientés numérique). Mais je trouvais que cela avait ses limites : au début c’était bien pour faire ce que je voulais mais très vite, le code devenait obsolète sans faire de la veille numérique et ça devenait de la bidouille, chaque fois que je voulais rajouter un projet je devais refaire du code donc ça ne me convenait pas tout à fait. J’ai utilisé Wix que je trouvais très bien mis à part la pub lorsque tu ne paies pas et comme je n’avais pas envie de payer eh bien ça m’a un peu dégoûtée. Finalement j’en suis venue à Behance parce qu'elle me permettait d'exposer mon portfolio pdf simplement, avec une médiatisation assez simple : des images, un petit texte et pas de complications pour la présentation. En tant que graphiste, je pense que c’est un problème que chacun a. Faire son propre site web est un casse-tête monumental parce que tu dois faire le travail que tu effectues pour les autres mais pour toi-même et c’est très difficile : c'est énormément de pression vis-à-vis de son identité, ce que l'on doit faire valoir, et en même temps on doit mettre en valeur son contenu, pas seulement la forme. Mais cette année, à partir du mois d’avril, je vais m’y mettre : je vais essayer de créer mon propre site. Aujourd'hui, ce que me permet Behance c’est d’être bien référencée et de pouvoir montrer simplement mon travail mais cela ne me permet absolument pas de rentrer plus en profondeur dans chaque projet ni de les ranger par catégorie. Ce dont je me rends compte, c’est que ça montre de moi que je suis quelqu’un qui peut faire pleins de choses différentes. Quand je contacte des potentiels clients, ça peut très bien se passer au moment de la rencontre et plein d'idées de collaboration peuvent naître mais ça n’aboutit pas forcément par la suite car dès que je ne suis plus là, les gens sont perdus et ne savent plus ce qu’ils peuvent me demander ou comment décrire mon profil. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la typographie : je fais de la typo mais pas en tant que créatrice de caractères à proprement parlé, j’ai une manière de faire du dessin typo assez expressive et détournée avec les pictogrammes. Idem pour la didactique visuelle : j’en fais sans être illustratrice scientifique, ma démarche consiste à créer des outils pour identifier, pour raconter. Je peux faire du graphisme, de la signalétique, des affiches mais tout ça d’une manière toujours particulière que j’aimerais bien définir plus précisément à l'avenir via un site personnel.

Où est-ce que tu te projettes dans quelques années ? As-tu des projets spécifiques ou bien c’est le flou total ?

Pour l’instant c’est vraiment le flou total : je suis dans un moment où je suis à fond dans mes projets et ça déconstruit un peu tout ce que j’avais fait jusque là.

Est-ce que ça te plaît de ne pas vraiment savoir où tu vas ou est-ce que c’est une source de stress pour toi ? Je te pose cette question parce qu’en ce qui concerne les gens de ma classe et moi-même actuellement, on se projette dans telle ou telle formation mais lorsque nos études seront finies, on ne sait pas exactement ce qu’on fera.

Ça dépend des moments : ça peut énormément me stresser quand c’est l’inconnu total mais j’y gagne toujours en confiance. Aujourd’hui par exemple je suis à nouveau en études mais il y a quand même eu deux-trois ans où j’ai travaillé et aujourd’hui je me fais confiance parce que c’est déjà arrivé alors que je ne m’attendais pas à travailler aussi rapidement. J’ai trouvé plusieurs clients, plein de projets hyper intéressants : à chaque fois j’avance en faisant des progrès, d’un côté en trouvant des projets qui me permettent de me donner confiance mais je cherche aussi la difficulté en tentant des manières de faire les choses différemment de ce que j’ai pu faire. Ce sur quoi j’aimerais progresser là aujourd’hui, c’est avoir des contacts plus réguliers, avec des endroits où je peux m’insérer (en pédagogie par exemple). Pouvoir me reposer de toujours devoir trouver un nouveau contrat. En soi, pouvoir m’installer. À côté de ça aujourd’hui, je m’inquiète beaucoup moins de trouver de l’argent parce que j’ai toujours réussi à trouver du travail dans lequel je m’épanouis. Quand j’avance en zone floue, je cherche à chaque fois un nouveau challenge : j’affronte toujours quelque chose de neuf et on m’identifie à quelqu’un qui cherche à surprendre et accepte les challenges improbables, ce qui me met aussi beaucoup moins de pression puisqu’on ne m’attend pas à un endroit spécifique, haha. Je peux tout faire et notamment des erreurs et ça me permet de progresser. Ce que je trouve aussi rassurant c’est que le flou de la période actuelle, il l’est à pleins de niveaux différents et pour tout le monde. Notre mode de consommation, de production, nos manières de trouver du travail, notre rapport aux autres, le contexte sanitaire, tout est en train d’évoluer et tout reste à explorer ce qui est finalement assez excitant.

C’est une question qui relève beaucoup plus de l’ordre pratique que les précédentes, mais je voulais savoir comment est-ce que tu fixes le tarif de tes commandes en tant que freelance ?

Tu as complètement raison de poser cette question, je trouve que c’est une grosse lacune dans les enseignements en art, ce manque de clarté sur les questions financières et économiques (mais peut-être est-ce en train de changer?). Personnellement, j’ai tout fait de manière autodidacte en discutant avec mon entourage. Ma mère, qui est freelance mais en tant que chef de projet, m’a appris à appliquer un tarif élevé, en se basant sur des grilles de salaires dans des grosses boîtes. Un salarié perçoit chaque mois un montant qu’il faut multiplier par presque deux pour trouver ce qu’il coûte en réalité à l’entreprise en comptant les charges patronales et les charges salariales. L'indépendant, lui, doit les comprendre dans son tarif car c'est lui qui s'occupe directement de ses charges (retraites/sécurité sociale/cotisations/indemnisations). Il doit aussi comptabiliser le temps de gestion administrative de ses factures et paiements, le temps de chercher ses clients, son outil de travail, son local... J'ai appris à avoir confiance et à comparer mes tarifs à d’autres métiers comme les artisans : un plombier par exemple, combien il coûte à l’heure pour combien d’années d’études ? C’est très important de ne pas se faire sous-payer en tant qu'auteur en équilibrant temps passé et créativité impliquée. Quand j’ai commencé à prendre confiance dans mes travaux et dans mes tarifs, je me suis fixé un tarif minimal au-dessous duquel je ne descendrai pas et je crois qu’il était d’environ de 400€ la journée, ce qui est quand même assez élevé pour un graphiste junior. Ça me permettait une marge de manœuvre avec des clients, en faisant des offres sans descendre trop bas. Il faut aussi rappeler que les tâches de graphiste sont parfois courtes, donc tout cela s’ajuste au fur et à mesure : le tarif peut se réguler par rapport aux clients : est-ce que le client va refaire appel à moi ? Ça fait donc pas mal de choses à prendre en compte. Après chacun fait comme il le sent avec ses clients. Mais une certaine transparence permet de se protéger et d'établir une relation de confiance entre client et designer. Le plus important je pense, c’est de ne pas se décrédibiliser quoiqu’il arrive et de ne pas hésiter à être pédagogique à propos de ses propres tarifs : parfois, lorsque j'annonce un tarif, le client me dit que c’est trop cher et il cherche à me faire baisser ce prix mais il faut tenir tête et j’essaie de ne pas descendre en-dessous d’un certain pourcentage. Mais bon, en réalité, je suis toujours en train d’apprendre et je manque peut-être encore d’un peu de rigueur et heureusement, ce n’est pas un casse-tête auquel je suis confrontée tous les jours. Le plus difficile c’est au début, mais il y a des organismes pour aider comme la Maison des Artistes par exemple ou j'ai entendu de formations sur le sujet, et il y a plusieurs sites supers comme celui de Graphéine, qui expose une page avec un sondage autour des tarifs selon différents projets de graphisme et différents statuts.

Pour ma dernière question, je voulais savoir si tu étais heureuse de ton travail ?

Je pense pouvoir dire que je suis heureuse, parce que je me sens forte d’avoir su créer mon métier : je ne me suis pas fiée aux catégories comme quoi, en tant que typographe, tu dois travailler là où là-bas, ou bien en tant que graphiste, tu ne peux travailler que pour du culturel ou du marketing, alors que moi là où je suis heureuse, c’est lorsque je travaille dans plein de domaines de compétences différents et que j’explore plein de formats différents ; je vais aussi bien faire des résidences de théâtre que des projets plus axés dans la recherche ou d’autres plus proches du graphisme pur. Et ça, c’est vraiment quelque chose que je suis heureuse de faire, parce que j’apprends énormément de choses (vu qu’il s’agit de plein de clients différents) et c’est quelque chose de très précieux pour moi, de continuer à apprendre même après les études. Je suis heureuse aussi parce que je peux gérer la place que prend mon travail par rapport à ma vie, même si c’est une chose très difficile à déterminer et sur laquelle je suis encore en travail actuellement. Mes seules montées d’angoisse concernent le fait que ce métier est identifié comme un « métier-passion » (ça reste un vrai métier on est d’accord sur ça). Cependant, j’ai l’impression de toujours mieux faire ce que je fais sans argent ou du moins, j’ai une pression en moins qui me permet d’être plus épanouie et cela se sent. C’est très difficile de trouver les formats dans lesquels on se sent le mieux mais c’est aussi une des choses les plus importantes : aujourd’hui, beaucoup de graphistes travaillent sans raison parce qu’ils cherchent beaucoup plus à atteindre une beauté dans le rendu qu’à satisfaire leur client. Personnellement, j’essaie toujours de mettre des freins à ce côté là, en essayant de me situer par rapport à ça. Dans tous les cas, je suis plutôt heureuse d’être en freelance, d’avoir la liberté de pouvoir le faire, de pouvoir m’établir et rien que le fait que tu me demandes de faire un stage à mes côtés, ça me flatte énormément parce que moi j’ai l’impression d’être toujours en train de me construire et tout d’un coup j’ai l’impression qu’on m’attribue des choses que j’ai construites, certes, mais que je ne pensais pas aussi installé, et ça, c’est hyper rassurant ! Mais je pense que tu as raison de poser cette question et il y a sûrement plein de réponses différentes pour plein de personnes différentes. Encore une fois, même si je me sens heureuse dans ce que je fais, je me pose tout de même plein de questions, notamment sur ma place dans le monde économique et dans quoi je m’inscris par exemple, le fait que ça devienne une nécessité pour vivre aussi… Par contre, je ne me sens pas obligée de dire que je suis heureuse pour être validée en tant que graphiste parce que ça reste un métier et que tu ne dois pas te sentir obligée d’être heureuse dans toutes les tâches : moi il y a des parties du métier que j’aime moins que d’autres, comme la partie commerciale par exemple.

Et tu n’as jamais eu envie de rentrer dans une agence ou un studio pour alléger ce côté là ?

Si, mais ce dont j’ai peur, c’est de perdre cette liberté de travail que j’affectionne. Bien évidemment, il y a des studios qui m'ont intéressée : je pense notamment à un studio en Pologne dans lequel j’ai fait un stage pendant mon DSAA typo. J’ai énormément aimé le cadre de travail là-bas, et je me suis longtemps dit que si je re-travaillais dans un studio, ce serait avec chez eux. Mais pour l’instant, je n’arrive même pas à me mettre dans la démarche de recherche de studio. Probablement parce que lorsque je faisais des demandes de stage, je me suis rendue compte que beaucoup de personnes demandent à ce que tu fasses comme eux et que tu sois capable de te plier à leurs envies. Je pense que tout se fera plus facilement si je rencontre des gens et que là, on choisisse de travailler ensemble et d'essayer des choses. Je ne ressens pas cette envie de travailler pour une boîte ou d’apprendre d'une boîte pour l’instant. Mais en sortant de l’ANRT et en étant dans le flou, je me demande si ce n’est pas le bon moment pour me mettre dans cette situation là. Malheureusement, de ce que je perçois rares sont les structures qui ne te prennent pas en tant que stagiaire avant de t'embaucher… Je trouve que c’est une situation particulièrement précaire et cela me crée du stress rien que d’y penser, peut-être à tort. Ou peut-être parce que j’ai trop de fierté haha, je ne sais pas. Avec Marianne, nous nous sommes rendues compte qu’il nous manquait sûrement un profil pour nous compléter, peut-être plus commercial. Mais où trouver cette personne ? Ça c’est une bonne question, mais c’est sûr que ça nous permettrait de mieux mettre en valeur nos compétences de graphistes et illustratrice. Seulement, il ne s’agit pas des profils humains avec lesquels je m’entends le mieux.

Merci pour tout !