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Jérôme Corgier - 14 avril 2020

Jérôme Corgier est un typographe ou plutôt, un sculpteur typographique : il s'amuse à déformer et à reformer des lettres par centaines, en les parant de couleurs et de formes sensationnelles. À ces heures perdues, il est aussi enseignant et designer graphique. Petite escapade au coeur de son travail avec en prime, la découverte d'une personne chaleureuse et enthousiaste.

Vous réalisez de nombreux travaux de typographie en volume et très souvent en papier. Qu’est-ce qui vous a donné envie de traiter les lettres de cette manière précise ?

J’ai commencé à travailler comme ça aux environs de 2010-2011. Je revenais d’un voyage aux États-Unis et j’avais travaillé notamment avec Sagmeister et Ruedi Baur en signalétique. J’étais allé à Los Angeles pour travailler la typographie car je m’intéressais à cela. Après mes études donc directement en commençant à travailler je m’y suis attelé. La typographie a un côté très pratique pour les graphistes je trouve, il s’agit de formes fermées, c’est-à-dire, qu’un a reste un a, un b est un b et ainsi de suite et le fait que les choses restent cadrées ça permet aux gens de comprendre la typographie sans difficulté, tandis que lorsqu’on est illustrateur on doit inventer une narration, écrire une histoire, etc. Alors qu'avec la typo on peut faire ce qu’on veut avec des formes déjà définies. En 2011, il y a aussi un mouvement graphique qui s’est un peu mis en place à l’initiative une femme qui s’appelle Yulia Brodskaya, et qui était un peu la pionnière dans le graphisme tactile : on cherchait à sortir de l’ordinateur et à trouver de nouvelles manières de fabriquer des images, en bricolant, en déchirant, en construisant etc. Il se trouve que cette Yulia Brodskaya a trouvé une technique de montage de papier, qui a cartonné à l’époque entre 2011 et 2013 et même si on en entend beaucoup moins parler parce que ce n’est plus vraiment dans l’air du temps, c’est un peu elle qui a initié tout le monde et moi j’ai pris ce bateau là. Lorsque je suis sorti des Beaux-Arts de Rennes, je voulais être soit graphiste, soit sculpteur mais le problème de la sculpture c’est qu’on travaille avec des matériaux lourds et durs, comme le bois, la pierre, le marbre. Et c’est là où, quand j’ai découvert son travail je me suis dit, c’est super je vais pouvoir travailler à partir de formes définies et avec des matériaux légers comme le carton, le papier etc. C’est facile d’accès, c’est léger, ça ne coûte pas cher et ça ne prend pas beaucoup de place, d’autant plus qu’à l’époque j’étais sans le sou et sans atelier. Depuis, j’ai continué de travailler cette technique parfois avec des périodes de creux et parfois des périodes fastes mais en essayant toujours d’innover à chaque fois, de me fixer des objectifs différents tout en essayant de donner vie à la lettre, de mélanger des typos arabes et des typos latines, de déstructurer la lettre, de mélanger les disciplines et ainsi de suite. Ça a un côté très facile et pratique : dans le métier de graphiste, je peux utiliser mes expérimentations et par la suite je peux les vendre, ça fait d’une pierre deux coups.

Comme il s’agit de petites structures en papier, une fois terminée, stockez-vous vos réalisations ou bien n’existent-elles que le temps d’une photographie, qui témoigne de leur existence ?

Ça dépend desquelles : je conserve la plupart des lettres que je crée mais il se trouve que ces travaux là se trouvent dans la collection nationale du musée des Arts Décoratifs et donc chaque fois que je réalise une série, le musée acquiert la série. C’est tout à fait génial pour moi : par exemple, j’ai récemment fait une série intitulée Archiletters et je sais déjà que les Arts Décos sont intéressés. Donc je vais les conserver un certain temps chez moi, plusieurs mois, le temps que le musée fasse les démarches d’acquisition et après je leur transmet mais le fait que ça soit un musée qui les acquiert c’est super car il y a un conservateur qui est là spécialement pour les oeuvres en papier donc je suis sur que mes séries vont être bien conservées, en bon état et dans de bonnes conditions. Après, je fais certaines constructions pour des commandes graphiques aux États-Unis, pour des revues ou n’importe quel type de client et l’existence de ces travaux là n’est que ponctuelle : je prends la structure en photo, je les envoie, j’attends bien la validation mais après c’est souvent la poubelle ou je récupère ce que je peux décoller mais c’est rarissime car tout est très fragile, il suffit que le taux d’humidité augmente et tout gondole. Mais pour mes structures, tout est collé et fixé définitivement.

Quel type de papier utilisez-vous pour vos structures ?

J’utilise des papiers Canson de couleur généralement mais je teste aussi pleins de papiers différents. Il faut qu’ils aient de la main, qu’ils se tiennent droit mais aussi qu’ils résistent à la colle, car elle les fait fondre. Donc il faut qu’ils aient une bonne résistance. Je vais dans les magasins style Rougier & Plé, Beaux-Arts et même Antalis. Ce qui m’importe surtout c’est les couleurs que je peux avoir en photo après réalisation : par exemple, le papier fluo c’est l’horreur.

Combien de temps passez-vous environ sur une lettre ?

Beaucoup de temps ! Ça dépend beaucoup de la lettre et de la technique mais il y a le patron à faire, les découpes, le collage etc. C’est minimum un jour pour une lettre et un alphabet entier un mois à deux mois. Je suis devenu expert dans la matière maintenant donc je suis plus rapide mais bon, je ne peux pas faire ça toute la journée, j’ai d’autres commandes à m’occuper.

Qu’est-ce qui est le plus susceptible de vous intéresser lorsque vous acceptez une commande ?

Il faut savoir que je mène deux activités différentes : d’une part, j’ai mon activité de graphiste classique qui me permet de vivre et de me nourrir, et d’autre part il y a mon travail de typographe. Pour Radio France par exemple, j’ai été salarié chez eux pendant un an et maintenant, ils me font travailler pour eux en tant que FreeLance et c’est donc mon pan économique. La typographie, c’est plus mon travail artistique et créatif dans lequel je me laisse porter. Du coup, pour la typographie, je n’accepte qu’un seul type de commandes, c’est celles de mon agent aux États-Unis, qui me fait faire des illustrations très libres pour des revues, des livres des choses comme ça. Par exemple, je me souviens d’un sujet c’était « qu’est-ce que la vérité ? ». Et donc je devais représenter la vérité, la traduire en typographie et c’était vraiment génial. Les Américains ils te font confiance et ils te laissent répondre comme tu le sens donc c’est très agréable de travailler avec eux. J’accepte également de travailler pour des évènements culturels purs et durs, comme le festival 11 ou le théâtre du Cargo, sinon ce n’est que de la production personnelle. Pour le travail de graphiste classique, je suis plus ouvert et je n’ai pas vraiment de filtre. Après 10 ans d’expérience, ce qui me fait dire oui ou non, ce n’est pas tant le sujet mais le ou la commanditaire : si je ne sens pas l’affaire ou si le budget n’est pas là, je n’accepte pas parce que je sens que ça ne va pas me plaire. Il m’arrive toutefois de faire des compromis et d’accepter des travaux pas très excitants mais qui me permettent de vivre.

Comment gardez-vous la motivation de travailler pour vous, alors même que vous êtes peut être sous tension en parallèle et que vous devez rendre des commandes dans des délais ?

Je priorise les commandes avant les trucs perso mais en tant que FreeLance, j’ai beaucoup plus de temps que lorsque j’étais étudiant : je ne peux pas dire que je travaille à temps complet. Il y a des périodes de rush et des périodes calmes mais même en période de rush, je travaille véritablement 4 jours sur 5. Pendant les pics de rush, on se pose des questions : est-ce que je monte une agence, j’embauche des stagiaires pour m’aider, tout ça mais en fait, le management moi ça ne m’intéresse pas du tout, je ne veux pas diriger les gens. J’aime beaucoup travailler en équipe mais bon le fait de rester FreeLance ça fait qu’on ne me propose pas des projets colossaux. Par exemple, en signalétique en théorie je suis compétent, puisque j’ai travaillé un an chez Intégral Ruedi Baur, j’ai fait des signalétiques plutôt intéressantes, mais personne ne vient me demander de faire des projets comme ça parce que je suis tout seul. Théoriquement c’est possible, mais comme je suis seul c’est un peu compliqué et puis de toute évidence, je n’ai pas envie de quitter le terrain opérationnel comme ça. J’ai encore du temps. Aujourd’hui, je m’occupe et ça fait ressortir des idées personnelles.

À quel moment avez-vous su que vous vouliez être FreeLance et non dans une agence ?

Je ne me suis jamais vraiment posé la question car je savais dès le début que je ne voulais pas travailler en agence : parce que je trouve que lorsqu’on travaille en agence, on est exploité, sous-payé, et qu’on est un peu tyrannisé et pressé comme des citrons pour être ensuite jeté. Je sais que ce n’est pas le cas de toutes les agences et c’est une image fausse que j’ai, qu’il y a des très bonnes agences avec des états d’esprit super, de bons échanges et une bonne rémunération mais je préfère être en FreeLance. Et puis dans le métier de graphiste, je pense qu’on se laisse un peu porter. J’ai été FreeLance tout de suite et puis, un peu par  hasard, je me suis retrouvé salarié à la Mairie de Montreuil, car ils ouvraient un poste pile au moment où je suis venu toquer à la porte et je suis resté là-bas quelques années où je me suis éclaté et où on me laissait une liberté totale. En plus de ça, j’avais le temps de développer mon FreeLance également. Je travaillais énormément à cette période là, comme je couplais le salariat et le FreeLance. À un moment, j’en ai tout de même eu marre, les mêmes évènements reviennent chaque année, c’est hyper cyclique et j’avais plus de jus, je voulais voir d’autres horizons. C’est complètement opportuniste comme métier et le hasard joue un grand rôle : je suis redevenu FreeLance et puis à un moment, un copain partait faire le tour du monde pendant un an et je l’ai remplacé à Radio France à son poste et c’était super. J’ai beaucoup appris auprès des équipes, tout s’est bien passé mais j’étais bien content que ça ne dure qu’une année, car les identités sont déjà codifiées donc je me sentais assez contraint. Un an c’était parfait pour moi. Aujourd’hui ils continuent de me faire travailler en FreeLance et ça se passe super bien. Mais en sortant des études, je n’avais pas de plan : les choses se sont faites au fur et à mesure et l’Atelier Pariri, je l’ai monté avec un copain de promo et ça a duré que 6 mois voire 3 mois car il avait pas le caractère pour être FreeLance et il l’a su très vite. Ça vient à toi : est-ce que t’es à l’aise de ne pas savoir combien tu vas gagner le mois suivant, de ne pas savoir ce que tu vas faire ; tout ça se dévoile assez vite. En sortant des études, on n’avait pas un rond mais moi je m’en foutais : je n’avais pas besoin de grand chose et j’étais habitué à vivre de peu donc j’ai pu déployer mon réseau progressivement et les portes se sont ouvertes petit à petit. D’après moi, il ne faut pas avoir peur d’être FreeLance en sortant des études parce que tu n’as rien à perdre et qu’il y a toujours papa-maman derrière s’il y a des gros problèmes. Voilà, ça s’est fait comme ça et la seule chose que je savais c’est que je ne voulais pas être pressé comme un citron. Après, certains de mes copains étaient salariés et en ont eu marre et sont donc passés FreeLance mais avec la garantie que la boîte où ils étaient avant allaient les faire travailler en FreeLance, donc il y avait une sorte de sécurité et d’arrangement entre eux.

En tant que FreeLance, les commandes viennent-elles à vous ou bien démarchez-vous des clients ?

Aujourd’hui, je ne démarche quasiment plus du tout : j’attends que les projets tombent. Mais avant, je démarchais énormément, j’allais cogner aux portes des mairies, des conseils régionaux, généraux, tout ce que je pouvais quoi, je le disais à mes amis, à ma famille, je suis preneur. Et puis au fur et à mesure, ça s’est fait petit à petit. Je pense que le plus important finalement c’est de faire des rencontres pour trouver du boulot parce que c’est là que les gens te sentent, te voient et ils peuvent parler avec toi directement. Ils peuvent être attendris, amicaux, bienveillants et c’est là que le réseau se déploie. Aux États-Unis par contre, c’est mon agent qui fait toutes les démarches pour me trouver du boulot tandis qu’ici, je suis suffisamment connu dans certains milieux disons culturels ou institutions publiques pour qu’ils pensent à moi. Ceci étant dit, j’envoie tout de même une NewsLetter régulièrement à mes contacts pour leur signifier que je suis toujours là mais c’est la seule chose que je fais de manière active aujourd’hui.

Selon vous, quels sont les enjeux d’une présence sur les réseaux sociaux tel qu’Instagram pour les graphistes et créateurs aujourd’hui ?

Mon compte Instagram c’est un peu particulier la manière dont je l’alimente : c’est-à-dire que ça fait un petit moment que je l’ai mais je ne l’utilisais pas du tout jusqu’à récemment car il est vrai que c’est un book en ligne très pratique avec simplement des images, pas trop de bla-bla et je m’active dessus depuis très peu, peut-être un ou deux mois maintenant. Je me suis imposé de faire un à deux posts par jour, des posts d’archives d’images que j’ai depuis plusieurs années, parfois depuis 10 ans, à l’exception de ma nouvelle série ArchiLetters, mais j’ai bien conscience qu’aujourd’hui ça marche comme ça. Le compte Instagram c’est vraiment un outil très important pour les graphistes et je pense que le site internet arrive aujourd’hui en deuxième voire troisième position après ça. Pour moi, ça serait : un, la rencontre ; deux, les réseaux sociaux style Facebook Instagram et en troisième position, le site web, éventuellement. Après j’ai également un Pinterest, mais je trouve ça complètement nul parce que c’est le foutoir dans les images, impossible de créditer et de protéger ses travaux. Après je suis un peu à la Old-School, je ne suis pas trop réseaux sociaux mais là j’essaie de me lancer vraiment ce défi de poster régulièrement.

Je trouve qu’il y a quand même beaucoup d’énergie mise dans les réseaux sociaux pour peu de retours et c’en est presque démoralisant…

Je suis assez d’accord avec cette analyse et moi aussi j’ai mis du temps à me lancer sur cet outil ou même sur Facebook mais je pense qu’il faut trouver une manière de l’utiliser comme bon nous semble. Par exemple, sur Facebook je décris les expositions que je suis allé voir et c’est comme ça que j’utilise cet outil, pour me faire une espèce de carnet de bord virtuel et Instagram ça me fait un panorama visuel de tout ce que je fais pour me rendre compte de si je suis coincé ou non dans un cercle créatif, si mes pratiques évoluent ou non etc. Et Instagram me permet de faciliter cette prise de recul vis-à-vis de mon propre travail. Mais je comprends tout à fait cette impression qu’on peut avoir, de donner beaucoup de temps pour s’exposer, pour au final être dans une course aux likes qui finalement va nous décevoir : il faut vraiment faire ça pour soi-même, sans se préoccuper des autres ni chercher à s’imposer un outil. De la même manière, dans la recherche du travail, certains font du business en sortant le soir et en faisant des rencontres tandis que d’autres vont passer des appels, prendre des rendez-vous, quelque chose de plus formel quoi et d’autres encore vont faire le buzz sur les réseaux sociaux. Certains vont dire qu’il faut être partout, sur Instagram, sur Facebook, sur Linkedin, faire des rencontres, un site web… Je ne pense pas que cela soit vrai : à mon avis, il faut trouver son outil de prédilection et s’écouter pour trouver ce qui nous correspond le mieux.

Avez-vous fait une rencontre dans votre vie qui a changé votre manière de travailler ou du moins, qui a remis en question ce en quoi vous croyiez ?

Ça m’est arrivé trois fois. J’étais encore étudiant aux Beaux-Arts et j’ai fait un stage chez Michel Bouvet : j’adorais son travail et c’était vraiment un super stage pendant lequel j’ai appris beaucoup de choses et ça n'a fait que me conforter dans l’idée que ce métier pouvait être un super métier. C’est quelqu’un de très cultivé, amoureux de l’image et il transmet ça très bien. Ensuite j’ai fait beaucoup de superbes rencontres lorsque j’ai travaillé à Integral Ruedi Baur : j’ai eu l’occasion de le rencontrer et c’est quelqu’un de passionné et de passionnant, très engagé et très militant, il est un peu dur parfois quand même mais c’est quelqu’un où tu te dis ok, l’intellect fonctionne toujours, il remet tout en question tout le temps, il lâche rien, le moindre détail il faut le résoudre. Après, en ce qui concerne ma pratique, je pense évidemment à Yulia Brodskaya dont je te parlais car je me suis beaucoup inspiré d’elle au début : elle a été le point de départ de ce que je fais aujourd’hui en papier. J’ai réussi à m’en défaire au bout de 6 mois-1 an mais c’est quand même grâce à elle que j’ai produit ma première série. Grâce à elle, mais également grâce à un photographe qui a publié un bouquin et dont je n’ai plus jamais entendu parler ! Il s’appelle Erwan Frotin et son livre s’appelle Fleurs Sauvages. C’était des photos de plantes sur fond presque uni, il était en résidence à Hyères ou quelque chose comme ça, à la Villa Noailles il me semble. Et donc son livre il m’avait énormément influencé sur la manière dont on pouvait prendre en photo les objets, c’est-à-dire, fond coloré, premier plan, deuxième plan. Après il y en a toujours d’autres mais je t’ai dit grosso-modo les principaux.

Pourriez-vous résumer en quelques termes ce qu’est le design graphique à vos yeux ?

C’est une question amusante : il faut savoir que j’ai travaillé aux États-Unis pendant un petit moment et quand je disais que j’étais « graphic designer » comme on dit là-bas, je voyais les gens s’émerveiller et ils me disaient « ouah mais c’est génial, c’est super ». Tu sentais que le statut de designer graphique n’a rien à voir avec celui en France : c’est un métier qui est reconnu et qui est plaisant et j’ai compris pourquoi. Quand tu sors des études de graphisme aux États-Unis, tu ressors avec un mémoire de 400 pages, tu as une vision omnisciente sur le graphisme mondial, ils font vraiment des études incroyables je te jure, on est le tiers-monde nous à côté. J’avais déjà quelques années d’expérience derrière mais ça ne m’a pas empêché de me dire que c’était un truc de dingue, que c’était décourageant et qu’ils connaissent trop de trucs. Et quand tu reviens en France, c’est vraiment la loose : les gens ne savent pas ce que c’est, ça a l’air d’être un métier de looser ; socialement ça n’a aucun crédit d’être graphiste en France. Aujourd’hui, j’ai toujours la même difficulté que toi, j’ai du mal à le définir car comme tu l’as dit, on a un pied dans la création libre et personnelle et en même temps on a des commandes. Récemment par exemple, on a mangé avec des amis de ma compagne qui ne connaissent pas de graphiste et ne sont pas du tout au courant de ce qui s’y fait, donc il fallait que je leur parle de mon métier pour leur expliquer. Et en fait j’ai eu du mal : j’ai montré ce que je faisais mais je peinais, j’ai montré un livre et le mari m’a demandé « mais en fait tu fais quoi dans le livre ? » donc j’essayais d’expliquer que, bah je fais la couverture, la mise en page, je peux faire des dessins enfin bon je sentais que c’était flou pour eux. Mais aujourd’hui finalement, je m’en fiche, j’ai un peu mis le problème de côté et j’ai très vite compris que ce métier est trop complexe à expliquer. Graphiste, entre les autodidactes, les diplômés, les non-diplômés, ceux qui sortent des Beaux-Arts ou des Arts Appliqués, c’est le bordel quoi.

Personne ne se rend vraiment compte que le design graphique est omniprésent dans leur vie et il y a je trouve, une forme d’effacement qui nous amène à oublier que quelqu’un a forcément travailler derrière chaque objet, que ce soit pour sa forme, sa couleur, sa composition. Le graphiste est invisibilisé.

C’est clair. Mais je pense que cette situation est très française : quand je vois la Suisse, le Japon, les États-Unis, les graphistes n’ont pas du tout le même statut social. Je pense qu’en France, on est particulièrement dévalorisé, mais bon tant pis. C’est comme ça et j’en fais mon affaire. C’est comme Instagram : je ne me force pas, je n’essaie pas de convaincre les gens en leur disant que c’est un super métier où on peut gagner plein d’argent, être altruiste, faire des créations superbes et bien s’amuser. Non, je reste simple et je leur dis que je fais de la mise en page de document et puis que je fais des affiches. Voilà, je leur dis ça alors qu’en réalité, ce n’est pas du tout ça. C’est vrai que ça a un côté rassurant de définir ce que l’on fait mais c’est pas si simple. Mais bon.

N’avez-vous jamais été tenté de tester d’autres matériaux que le papier et le bois, notamment des matériaux plus mous comme une éponge par exemple ? Ou du moins, des matériaux dont vous ne connaissez pas les caractéristiques, ce qui vous amènerait peut-être à être en difficulté pour vous surpasser et réinventer votre manière de travailler ?

Alors l’éponge je n’y avais jamais pensé mais c’est une bonne idée haha. Je travaille quand même beaucoup avec le plâtre et l’argile mais je ne le montre pas, il n’y a pas de résultat final. Mais aujourd’hui, je ne me pose pas forcément la question du matériau, mais sur ce que je fais, où est-ce que je vais. Actuellement, je vais plus vers l’architecture et c’est de plus en plus ma trajectoire. Question matériau, c’est très confortable de travailler avec des choses qu’on connaît mais tu as tout à fait raison, je devrais plus me remettre en question là-dessus, je pense que ça serait très intéressant de me bouger un petit peu. Par rapport au papier par exemple, les couleurs qu’ils peuvent avoir, plutôt vives et plutôt unies ça passe de mode et d’autres matériaux pourraient ramener d’autres sensibilités, et ainsi raviver l’intérêt que je peux avoir pour mon travail mais aussi que d’autres personnes pourraient avoir. C’est vrai que je n’y ai pas pensé particulièrement, mais ta suggestion est très intéressante. Il y a un autre type de matériau auquel je pense c’est l’animation : c’est quelque chose que j’aimerai beaucoup faire, car malgré tout, une image fixe est relativement et narrativement pauvre. Ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est de raconter une histoire et de continuer cette histoire, en plus de l’expérimentation plastique. Mais je ne suis pas très très fort pour la narration, donc j’essaie de développer ça le plus possible.

Ça me fait penser actuellement aux filtres Instagram : vous pourriez tout à fait faire en sorte de créer des filtres typographiques avec les logiciels adéquats qui sont totalement gratuits et accessibles.

Haha ça serait une excellente idée, un bon délire je pense. Moi aujourd’hui, ce qui me ferait vibrer ça serait d’avoir une nouvelle interface, où on serait en train de manipuler les typos avec nos mains, d’être immergé et non plus statique. J’espère qu’un jour ça arrivera.

C’est vrai qu’il a une sacrée scission entre les débuts du graphisme et aujourd’hui quand on compare l’aspect manuel ! Aujourd’hui on a bien les tablettes mais ce n’est plus vraiment la même chose…

On perd la notion de ce que l’on fait c’est exact : avant quand ils séparaient les couches manuellement, ils savaient pourquoi ils le faisaient tandis qu’aujourd’hui, tout est fait automatiquement, informatiquement… On est totalement dépendant de l’ordinateur et j’espère qu’on parviendra à retrouver notre indépendance.

Une dernière question : vous êtes toujours enseignant à l’ESTACOM et à l’IntuitLab ?

Oui oui, alors à l’ESTACOM de moins en moins d’ailleurs. C’est l’école d’où je sors, une équipe pédagogique magnifique, très humaine et super et j’y suis enseignant depuis que je suis sorti de mes études donc depuis 13 ans. Mais j’interviens plutôt en workshop donc 3-4 jours à la suite environ 3 fois dans l’année. Je le fais moins ces derniers années parce que ça me prend beaucoup de temps, car l’école est à Blois donc c’est loin sans être loin mais ça me prend beaucoup d’énergie. Mais en ce qui concerne l’IntuitLab, j’y donne des cours de typographie une demie journée par semaine, c’est assez rigolo et il y a pleins de trucs super chouettes à faire. Je leur fais faire des projets plutôt créatifs qui sortent de l’ambiance un peu Corporate et de Branding, puisque c’est une école spécialisée là-dedans. 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de passer à l’enseignement ?

Rien. C’était vraiment une occasion, un peu un hasard. C’est la directrice de l’école qui m’avait proposé de venir donner des cours car je m’étais beaucoup donné dans cette école et ça s’est fait assez naturellement ; elle aimait bien ce que je faisais et on s’était bien entendu donc j’avais pris plaisir à faire ça. De revenir à l’école en tant que prof c’était vraiment un plaisir. Et pour IntuitLab, c’était le bouche à oreille du fait de la directrice de l’ESTACOM. Mais l’enseignement m’apporte sur différents plans : tout d’abord, ça structure ma semaine. Voilà, je sais qu’une à deux fois par semaine je donne des cours. En deuxième lieu, ça me permet d’organiser mes pensées et mon savoir-faire pour pouvoir le transmettre donc je clarifie mon travail. Et enfin, le fait de travailler avec des jeunes qui ont 10 à 15 ans de moins que moi ça permet une émulsion d’échanges, je les bouscule et eux aussi. Ils m’apprennent pleins de choses que je connais, ils me posent des questions auxquelles je ne sais pas répondre. Il y a toujours à apprendre et ils savent m’étonner en faisant des rendus de projets complètement inattendus. La difficulté reste toujours de se renouveler : il faut recommencer l’enseignement là où il s’est arrêté l’année précédente mais tout en innovant.