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Jérôme Buisson - 2 avril 2020

Jérôme Buisson est l'une des personnes les plus captivantes qu'il m'ait été donné de rencontrer : que vous soyez en sa présence lors d'une exposition, ou bien que vous l'interviewez, ces paroles ne pourront que vous captiver. Voici la restitution de nos quatre-vingt-dix minutes passées à échanger où, comment apprendre à aimer n'importe quel pan de l'histoire de l'art à travers quelques mots bien choisis.

J’ai appris que vous n’étiez pas seulement conférencier, mais que vous aviez également enseigné à l’Université. Est-ce toujours le cas ?

Je n’enseigne pas actuellement, par manque de temps, mais j’ai été chargé de cours en histoire de l’art à l’Université Paris I, pendant 12 ans. Je dépendais d’un petit département au sein duquel l’histoire de l’art était proposée en option, et j’avais la chance de pouvoir mettre en place, chaque année, un programme transversal qui allait de la fin du Moyen-Âge jusqu’à la période contemporaine. J’ai aussi enseigné l’histoire des idées pour des étudiants de Master d’origine américaine qui, pendant un ou deux semestres venaient travailler en France sur des fonds documentaires spécifiques. L’enseignement de l’histoire des idées est assez rare dans notre système éducatif ; c’est pourtant une discipline extrêmement intéressante, qui offre une vision beaucoup plus large de l’histoire. Si l’on considère la période qui est la nôtre par exemple, la question des bouleversements qu’engendre l’intelligence artificielle, est véritablement passionnante.

J’ai également appris que vous aviez été journaliste de presse, est-ce que vous pourriez me parler de cette expérience professionnelle ?

J’ai fait du journalisme pendant quelques années, dans la presse artistique essentiellement. Je chroniquais certaines expositions françaises et européennes (galeries et musées).

Parmi les nombreuses casquettes que vous avez su porter, quels métiers avez-vous préférés, ou préférez-vous encore ?

L’enseignement ! C’est extrêmement enrichissant. Enseigner, c’est travailler sur le long terme. Il y a quelque chose de très gratifiant à voir évoluer ceux qui vous écoutent. C’est une aventure humaine à part entière. Ça l’était pour moi en tout cas, mais c’est un tel investissement ! Quel que soit l’artiste, quelle que soit l’œuvre abordée, j’essayais toujours de faire en sorte que les étudiants se sentent concernés. Ce qui n’est pas toujours évident. L’enseignement me manque, je crois.

Avez-vous une pratique artistique, en-dehors de votre profession qui porte plus sur la théorie ?

Adolescent, j’ai pratiqué le piano, plus tard le chant, et surtout le théâtre.

Quelles formations avez-vous suivies pour arriver là où vous en êtes ?

J’ai suivi un parcours plutôt classique : après un baccalauréat littéraire, j’ai intégré l’université où j’ai fait un double cursus en histoire et histoire de l’art. Arrivé en Master 2, le directeur de recherche avec lequel je travaillais m’a demandé de prendre une charge de cours, et j’ai commencé à enseigner. Je n’avais pourtant pas été un étudiant plus brillant qu’un autre. Quelque peu paresseux, certes… mais en m’arrangeant toujours pour avoir des notes qui m’évitaient d’aller aux sessions de rattrapage. J’avais, il est vrai, des affinités avec certaines matières, comme l’art moderne et l’art contemporain. Même si l’histoire de l’art me plaisait beaucoup, je mesurais assez mal à l’époque, par manque de maturité sans doute, l’intérêt de ce qu’on nous enseignait. Lorsqu’à mon tour, j’ai commencé pratiquer ce métier, une bascule s’est opérée, qui m’a permis de mettre en perspective ce que j’avais appris durant cinq ans. En partant de ma propre expérience d’étudiant, je me suis donc efforcé de faire en sorte que mon discours concerne les étudiants auxquels je m’adressais.

J’ai découvert avec vous, les œuvres d’Irving Penn, Francis Bacon et César lors d’expositions sur lesquelles vous assuriez des médiations. Je me demandais si vous aviez un artiste non pas « préféré », mais qui se démarque à vos yeux, ou une exposition parmi toutes celles que vous avez vues, qui vous a particulièrement marqué ?

J’ai souvent l’impression que mon artiste préféré est toujours celui sur lequel je travaille, mais de manière générale, j’ai une sensibilité pour ceux qui font passer leur style devant leur sujet. Chez les anciens par exemple, le Rembrandt du Bœuf écorché m’intéresse beaucoup et chez les modernes, il y a Pablo Picasso bien sûr. Ce n’est pas très original, mais tout le 20ème siècle est en germe dans son oeuvre. Si l’on comprend son travail, on comprend presque tout ce qu’il va engendrer. Et puis, c’est une personnalité complexe, traversée par des comportements parfois étonnants. Pour répondre à la deuxième partie de votre question, l’exposition Greco au Grand Palais m’a particulièrement marquée. Lui aussi fait passer son style devant ses sujets ! Face à ses œuvres, j’ai réalisé à quel point je connaissais mal son travail, pour l’avoir surtout vu, jusque-là, dans les livres. Ce fut une véritable rencontre, et c’est une œuvre à laquelle je suis particulièrement sensible depuis.

Avant le confinement, j’ai vu l’exposition Greco, mais je pense être passée à côté de son œuvre, du fait de ma mauvaise connaissance de l’artiste. Toutefois, je me souviens très bien avoir été choquée par son style pictural rugueux et presque grossier.

Ce style rugueux ou grossier, comme vous dites, semble effectivement aux antipodes des normes esthétiques en vigueur à l’époque. Ce qui m’émeut, c’est que l’on sent derrière sa manière de peindre, la présence de cet homme qui devait avoir une très forte personnalité. Et s’imposer à ses contemporains en peignant de cette manière-là, c’est un tour de force qui me fascine totalement. Au Grand Palais, l’exposition était présentée en même temps que la rétrospective Toulouse-Lautrec. Un rapprochement intéressant dans la mesure où Toulouse-Lautrec était célébré comme un peintre moderne, mais, par son style et sa manière de travailler la pâte picturale, Greco semblait l’être tout autant. Ces deux expositions sont assez représentatives de ce que l’on voit beaucoup dans les musées aujourd’hui. D’un côté, les rétrospectives assez faciles d’accès qui attirent les foules, et de l’autre, les expositions plus pointues souvent bien moins fréquentées. L’exposition Greco se situait entre les deux. Si la scénographie était assez limitée au regard de l’espace dans lequel l’exposition avait été montée, la sélection des œuvres était tout à fait remarquable.

Lors de la dernière exposition que le Centre Pompidou a consacrée à Francis Bacon, vous précisiez, au début de la visite, qu’il y avait peu d’informations sur les œuvres, si ce n’est leur titre. Pensez-vous que les cartels soient nécessaires, ou bien que cette question se pose au cas par cas ?

Une exposition est une démonstration intellectuelle, et nécessite un minimum d’encadrement pour que le public puisse se l’approprier. Le travail des scénographes soutient parfois de manière très efficace le propos des commissaires, sans que de longs cartels soient nécessaires, mais parfois, ils s’imposent. J’ai cependant l’impression, ces derniers temps, qu’on accompagne peu les visiteurs, et que certaines expositions gagneraient à être plus didactiques. Indirectement, c’est la question de la médiation que vous soulevez. Visiter seul l’exposition Francis Bacon sans avoir, au préalable, quelques repères sur l’œuvre, son évolution ou l’intérêt de l’artiste pour la littérature, a dû, j’imagine, déstabiliser quelques visiteurs. Certaines institutions mettent en place des médiateurs dans leurs salles. C’est une assez belle idée. Je peux comprendre que, pour des questions financières, ce modèle soit difficile à développer. C’est dommage. Je constate en tous cas, que le travail des médiateurs manque parfois cruellement. Il pourrait être très utile, ne serait-ce que pour accompagner ceux qui le souhaitent, à développer leur autonomie devant les objets d’art.

Pensez-vous qu’il existe une manière d’apprendre plus efficace qu’une autre ? Je pense notamment aux personnes autodidactes ou aux moyens d’apprentissage annexes, comme la lecture, les expositions.

Je ne pense pas qu’il y ait une bonne ou une mauvaise manière d’apprendre, l’essentiel étant de développer un lien affectif avec l’apprentissage lui-même, quel que soit le moyen. Les expositions peuvent être d’excellent supports d’apprentissage. Une rétrospective réussie peut vous permettre de découvrir ou de mieux connaître l’œuvre d’un artiste, ainsi que bon nombre de paramètres ou d’éléments de contexte qui la déterminent. De manière générale, la fréquentation des œuvres d’art peut aussi vous apprendre à déplacer le regard que vous portez sur le monde. À remettre en cause vos préjugés, à dépasser vos propres limites… Je constate assez souvent qu’avec l’art contemporain, les visiteurs sont parfois démunis. Ils ont un réel désir d’apprendre, mais ils leur manquent quelques outils méthodologiques. Lorsqu’on les leur donne, un espace d’échange s’ouvre. Les visiteurs ne sont pas dans le débat, mais dans la conversation. Ils écoutent, prennent le temps de regarder les œuvres, reviennent sur eux-mêmes… Visiter une exposition devient, à ce moment-là, une expérience à part entière !

Que pensez-vous de la numérisation des moyens de médiation dans les musées ? Croyez-vous que cela nous permette de mieux appréhender les œuvres d’art ou bien, au contraire, ne nous retrouvons-nous pas, une fois de plus et encore plus intensément, détachés de celles-ci ?

Le problème que posent les outils numériques, c’est qu’on est seul devant son écran ou avec son appareil ! Or, on a plus que jamais besoin d’humanité, en entreprise comme dans un musée. C’est une question assez complexe dans la mesure où la révolution technologique à laquelle nous assistons bouleverse en profondeur nos fondamentaux, et a plutôt tendance à nous isoler les uns des autres ; mais d’un autre côté, ne pas se servir des outils qu’elle met à notre disposition est un non-sens. Il y a là, quelque chose à creuser pour les musées, c’est certain. Reste à se poser la question de savoir pourquoi on le fait. A quelle fin ? Nous sommes entrés dans une civilisation de l’image, nous en produisons tous en continu et, encore une fois, si les contenus numériques ou digitaux proposés par les musées ne nous concernent pas, je ne vois pas très bien l’intérêt de les mettre en place. Or, les musées pourraient proposer de formidables outils pour nous permettre d’en savoir un peu plus sur les logiques qui sont à l’œuvre dans le champ du visuel. Qu’est-ce qu’une image ? Comment ça fonctionne ? comment la lire ? En quoi une image artistique est-elle si différente de celles que nous produisons à longueur de journée ?

Savez-vous comment se porte aujourd’hui le milieu artistique contemporain français aussi bien en France qu’à l’étranger ? Malgré le fait que le Palais de Tokyo expose régulièrement des artistes français, je trouve qu’on parle peu des jeunes plasticiens français.

Je ne suis pas totalement persuadé qu’on parle peu des artistes émergents. Nous recevons tant d’informations aujourd’hui, qu’il est peut-être plus difficile de les entendre. Le paradoxe est qu’il n’y a jamais eu autant d’artistes et autant d’œuvres. Du reste, la création contemporaine fait face, en France, à l’intérêt du grand public pour le patrimoine, pour l’art ancien et, à la rigueur, pour les artistes modernes. La situation est différente aux États-Unis dans la mesure où les Américains n’ont pas une histoire aussi longue que la nôtre. Ce qui modifie le rapport qu’ils entretiennent avec le présent. Nous, nous avons derrière nous une longue histoire, vers laquelle on se retourne. Dans les moments de crise comme ceux que nous traversons, il y a quelque chose de rassurant dans ce mouvement. Il existe heureusement des structures qui soutiennent la jeune création française. Des lieux publics ou privés qui accueillent les jeunes artistes et font un travail remarquable. Tout n’est pas simple évidemment, mais devenir artiste ne l’a jamais été. Le monde de l’art est un petit milieu en France, l’enjeu est de s’y faire une place. Je crois qu’il faut déjà être un bon communiquant pour approcher les galeries, les collectionneurs, les institutions et, finalement, s’imposer sur le marché. La place parisienne n’est sans doute pas la plus dynamique, mais les artistes savent très bien qu’aujourd’hui il faut être présent partout, à New York, Londres, Dubaï, Hong Kong… Ce qui est intéressant, c’est d’observer comment l’essor des nouvelles technologies modifie non seulement la place sociale des artistes, mais aussi, leur façon de travailler ou de penser leur activité. Bon nombre d’entres eux sont d’ailleurs de véritables chefs d’entreprise aujourd’hui. On est très loin du modèle de l’artiste travaillant seul dans son atelier. La manière dont Jeff Koons ou Olafur Eliasson réalisent leurs œuvres, avec des collaborateurs au savoir-faire hautement spécialisé, est particulièrement intéressante. À plus ou moins long terme, l’art lui-même, en tant que concept, et le statut du spectateur, évolueront également.

En parlant de Jeff Koons, que pensez-vous de cet artiste très controversé ainsi que de ses pratiques ?

Ses œuvres sont souvent provocantes, c’est vrai. Mais une provocation a toujours un fond, sans quoi c’est une excentricité. Jeff Koons n’est pas le premier à jouer une telle carte. Manet aussi était provocant ! On le regarde pourtant comme un classique aujourd’hui ! La provocation, Jeff Koons en a fait un système, et c’est un très bon communiquant. J’ai néanmoins le sentiment que ses œuvres peuvent nous permettent de formuler de vraies questions quant à notre rapport à l’altérité, au temps, à la consommation, à l’image ou à l’érotisme par exemple. Les fondamentaux qui nous constituent évoluent si vite aujourd’hui, que nous n’avons rien à gagner à faire l’économie d’une confrontation avec ses œuvres.

Il y a aussi la question du prix de ses œuvres, qui constitue pour Jeff Koons, un sérieux impact publicitaire, du fait de la polémique incessante.

Le prix des œuvres les plus importantes de Jeff Koons s’explique sûrement par une certaine spéculation. On peut cependant rappeler que leur prix n’a pas grand-chose de comparable avec celui des transferts dans le monde du football qui, en général, ne dérange pas grand monde ! De plus, si les œuvres de cet artiste valent beaucoup d’argent, c’est aussi qu’elles coûtent très cher à produire. Les Balloon Dogs, par exemple, c’est près de 10 années d’investissement ! Qu’on aime, ou pas, peu importe. Ces œuvres sont des joyaux de technologie, et c’est aussi pour ça qu’elles s’échangent à prix d’or ! Il ne faut jamais perdre de vue cette dimension-là face aux polémiques que génère parfois l’art contemporain. De même, si certaines sommes d’argent semblent spectaculaires, il faut se rappeler que le marché de l’art est un tout petit marché. On y spécule, comme ailleurs. Ce n’est d’ailleurs pas très nouveau. L’art et l’argent ont toujours eu partie liée. Michel-Ange comme Rubens échangeaient leurs œuvres à des prix importants et ça ne choque personne aujourd’hui !